Mon Oncle JEAN

Tué sur le front le 30 Juin 1918

 
 
 
J’ai longtemps crû que mon grand-père n’avait eu que deux frères, d’abord Félix qui avait la particularité d’être deux fois mon Grand-oncle puisqu’il était aussi le mari de Marcelle la sœur de ma Grand-mère, lui je le connaissait bien car il demeurait à une dizaine de kilomètres de la maison de mes Grands-parents où nous vivions tous ensemble. Je connaissais moins bien Emile, qui demeurait à CHATEAU-THIERRY avec son épouse Paulette, il faut dire que celle-ci n’avait pas toujours été en très bons termes avec ma Grand-mère qui lui reprochait d’avoir couvert quelques frasques de Félix à l’insu de sa sœur Marcelle.
 
A la fin des années cinquante, mon Grand-père m’a amené avec lui à CHATEAU-THIERRY pour y visiter son frère Emile, j’ai depuis décidé unilatéralement que ce jour fut le 30 juin 1958.
Après le repas, au lieu de retourner directement chez nous à CLERMONT DE L’OISE, nous nous sommes rendus près d’un petit village au bord de la Marne. C’était la campagne, au milieu des champs se trouvait un enclos qui a évoqué en moi le muret d’un jardin comme celui de mon Grand-père maternel à PUGET-THENIERS, nous y avons pénétré par une petite porte métallique. L’oncle Jean nous y attendait dans la première allée sur la droite. Quarante ans plus tôt, le 30 juin 1918, un obus allemand lui avait ôté la vie quelques jours avant le début de la seconde bataille de la Marne et de la contre- offensive victorieuse des armées alliées.
Il est difficile d’imaginer ce qui peut se passer dans la tête d’un enfant de neuf ans en découvrant l’univers d’un cimetière militaire, mais ce que j’y ai compris ce jour-là est resté à jamais gravé dans ma mémoire. Pour la première fois, je prenais conscience des horreurs de la guerre, ce n’était plus un jeu de cour de récréation, les morts étaient là à mes pieds, ils ne le lèveraient pas au coup de sifflet du maître pour retourner en classe.
Je me souviens d’avoir questionné mon Grand-père sur cet oncle dont je découvrais à la fois l’existence et la disparition, je ne sais plus comment cela vint dans la conversation, mais il me dit qu’à la fin de la guerre il était venu reconnaître son frère. Cela me frappa, pour moi, on reconnaissait quelqu’un dans la rue et on le saluait, mais un mort, comment reconnaît-on un mort ? « A sa façon de lasser ses souliers et à son cuir » me répondit mon grand-père. Son cuir ? Jean avait donc un blouson de cuir sur lui lorsqu’il a été tué ? Pendant des années cette phrase tournicotât dans ma tête avant que j’en comprenne de sens.
Pendant un long moment nous avons parcouru les allées de ce cimetière, j’allais d’interrogation en interrogation, pourquoi toutes ces tombes de soldats « inconnus » et puis ces tumulus où reposaient collectivement tant d’hommes dont on ne pouvait lire que les noms de certains d’entre eux, mais pas de tous.
Mon Grand-père m’expliqua alors le sinistre « décompte » des corps sur les champs de bataille, ceux qui étaient entiers, identifiés ou non, et qui avaient droit à une tombe individuelle et puis tous ces débris humains, ces ossements dispersés par les obus, laissés des mois et des mois sans sépulture, que l’on collecte une fois les combats finis. En triant les mains droites d’un coté, les mains gauches de l’autre, et ensuite les pieds, les crânes, les bras, avant de faire le macabre total de tous ces morceaux, si le chiffre le plus élevé est celui des pieds, on considérera que l’on a retrouvé un nombre équivalent d’hommes tués dans le secteur où on a collecté ces restes humains. Mais alors pourquoi y a-t-il quelques noms sur les tumulus ? Parce que parfois, me précisa mon Grand-père, une gourmette sur une main, un portefeuille dans la poche d’un torse, permet de dire que le corps de tel soldat porté disparu se trouve parmi ces restes.
Longtemps j’ai essayé d’imaginer cet oncle, lorsqu’on est enfant, on ne peut se référer qu’à ce que l’on connaît, si Jean était le frère de mon Grand-père, il ne pouvait que lui ressembler, ou bien à Félix ou Emile, c'est-à-dire que je le voyais comme un vieux monsieur, dans son uniforme et sa veste de « cuir ». J’avais retenu aussi de son histoire, qu’il était important d’avoir une façon bien à soi de lacer ces chaussures, je me suis mis à la recherche d’un laçage qui diffère des autres, et bien des années après, quand vint mon tour de partir à l’armée, j’ai lacé mes souliers « autrement », c’était vraiment symbolique car personne dans ma famille ne le savait. Le temps passa, j’oubliais presque Jean, lorsque très récemment, c'est-à-dire dans les années 90, je découvris sa photo, ce fut un choc, oui, il ressemblait à mon grand-père, mais avec un demi siècle de moins, je réalisais qu’il était plus jeune que moi, figé dans une éternelle jeunesse que la guerre lui avait volé. Comme la photo était en pied, j’ai aussitôt regardé ses souliers, et je dus admettre qu’effectivement, son laçage n’était pas des plus courrant, et assez éloigné (hélas) de ceux que j’ai pu adopter au cours de ma vie.
 
J’ai appris petit à petit à le connaître, aujourd’hui, je le découvre au travers de ses écrits, qui était-il ? D’où venait-il ?
De sa famille Maurice écrira dans ses mémoires :
 
« A l’école, mon père s’était fait remarquer par son assiduité et son attention. Sur intervention du curé de BOURG-LASTIC, mon père Antoine fut envoyé au collège de TAUVES (63), puis au séminaire de LAVAL (53). N’avait-il pas la foi ? , je ne sais, car il ne nous a jamais parlé de cette période de sa vie. Il quitte ce collège et vint travailler à PARIS, dans le magasin où ma grand-mère Félicie était caissière. Pour l’époque il avait une excellente instruction et une présentation impeccable. Ma mère y était également vendeuse aussi l’amour fit le reste. Ils se marièrent le 3 Octobre 1885 à PARIS (l7eme). Mon père avait 27 ans, ma mère 22 ans. Le 9 Octobre 1886 naissait mon frère Félix, puis 10 mois plus tard mon frère Émile arrivait. Mon frère Jean le 20 Janvier 1889 et moi-même le 26 Octobre 1897. »
 
Jean RENOUX était donc le troisième fils d’une fratrie de quatre garçons, pendant huit ans, il a été le petit dernier de la famille, il est facilement imaginable qu’à ce titre il ait été le préféré de sa mère jusqu’à la naissance de Maurice.
 Tout semble réussir à cet élégant jeune homme, placier dans un magasin de dentelles parisien.
 
 Maurice le décrit ainsi :
 
« Mon frère Jean, qui était rentré de son service militaire en 1912 (c’est à dire depuis un an), demanda à son patron, s’il n’avait pas une place de second pour moi. Ce dernier ayant accepté, Jean me fit venir à PARIS, après acceptation de mes parents. Il était logé dans l’immeuble où se trouvait le magasin: ”Dentelles & Broderies” rue de RICHELIEU, près de la Bourse. Puis un jour après que le magasin fut transféré rue du 4 Septembre, nous changeâmes de logement pour aller rue RAMEAU (petite rue bordant d’un coté le square LOUVOIS, lui-même situé en face de la bibliothèque nationale, rue RICHELIEU). Au 6ème étage nous avions une très grande chambre à coucher, une minuscule salle à manger et un coin cuisine de 2m x 1m. C’était bien suffisant. Mon frère Jean, et les autres placiers avaient aussi leur propre clientèle. La mode dans ces années là permettait d’utiliser beaucoup de dentelles et de broderies pour les robes, ainsi que pour la lingerie fine. Je me souviens, fort bien, avoir livré des dentelles, de 0,70 m de hauteur. Comme il en fallait un grand métrage, (pour donner une certaine ampleur) cela représentait un prix élevé.
A titre de comparaison d ans l’année 1912, mon frère avait fait “6O.000Frs” OR d’affaires, soit à 10% de commission : 6000Frs OR de gains nets, à cette époque beaucoup de petits employés gagnaient l5OFrs (rarement 300) par mois. ».
 
Antoine, le père, a exercé de nombreux métiers, généralement dans le commerce, et nous avons pu lire plus haut que c’est dans le magasin où il travaillait qu’il rencontra Louise, son épouse, elle est née à ALGER au début de la colonisation car fille de militaire, son père Charles Buisneau, avait enseigné à partir du 14 Mars 1864 la topographie au PRYTANEE IMPERIAL de LA FLECHE. On rapporte de lui qu’il aurait été sanctionné pendant son séjour en ALGÉRIE, pour avoir refusé de s’incliner devant un buste de NAPOLÉON III, de ce fait, on lui doit la devise de la famille « Fidèle au Devoir, Rebelle à l’Injustice ».
Comme beaucoup de français à cette époque, Louise est une « revancharde », la patrie doit venger l’affront de la guerre de 1870 et de la capitulation de SEDAN, elle éduquera ses quatre fils dans ce sens. Et pourtant, paradoxalement, les lettres de Jean ou les mémoires de Maurice, ne font pas état de leur part d’un patriotisme fanatique, ils ont un devoir à accomplir, ils le feront, mais parfaitement conscients de l’horreur et de la catastrophe qui les attend.
 
« Un certain Jeudi, le 30 Juillet 1914, alors que nous nous rendions au magasin vers 9H, mon frère Jean acheta son journal en passant près d’un kiosque. Tout en marchant, sur le trottoir, à coté de moi, il ouvrit son journal. Brusquement, il s’arrêta pile: Un titre “Mobilisation générale en RUSSIE”, lui fit comprendre que les événements dont on parlait très peu depuis l’assassinat de l’Archiduc d’AUTRICHE prenaient une tournure dramatique pour nous. Nous n’étions pas préparés du tout à ce qui allait suivre.
Quand je dis “nous”, je veux dire la plupart des gens, car on ne croyait pas du tout à la guerre ; Pourtant, depuis le début du siècle quelques alertes sérieuses auraient pu nous inciter à nous méfier. Il est bien certain que dans les sphères gouvernementales les dirigeants étaient très attentifs.
Nous étions alliés avec la RUSSIE et “l’entente cordiale” régnait entre l’ANGLETERRE et nous (les livres d’histoire relatent cela très bien).
                   Arrivés au magasin la conversation roule sur cet événement et chacun interpellait son collègue pour lui demander quand il partait. Nous nous attendions à apprendre que la FRANCE, à son tour, prendrait des précautions et mobiliserait son armée. Je savais que mon frère Jean devait partir “immédiatement et sans délai” dès que le jour de la mobilisation serait connu. Nous allions voir notre frère Émile, le soir même, et nous entrâmes rue RAMEAU, attendant la suite des événements.
                  Ce n’est que le 1er Août à 11H environ, alors que nous étions tous les deux en train de boire notre café dans un petit bar, qu’un client arriva au comptoir et dit au patron “Ce coup-ci ça y est ! Les affiches sont posées au Ministère de la Guerre”. La mobilisation générale étant ainsi fixée au Dimanche 2 Août à 0hoo ; Mon frère devait rejoindre le 165ème Régiment à VERDUN. Comme il était prescrit, sur son fascicule de mobilisation, qu’il devait se procurer une paire de brodequins militaires, qui lui serait remboursée, il s’empressa d’aller au plus près (chez MANDFIELD) et nous allâmes dire “au revoir” à notre frère Émile qui ne partait que quelques jours après à CHALONS SUR MARNE, rejoindre son régiment au 5ème chasseurs à cheval. De son coté mon frère Félix rejoignait le 113ème Régiment à BLOIS. Le Dimanche je partis avec Jean à la gare de l’Est et je fus témoin de l’enthousiasme des réservistes... Quelques jours plus tard, j’en fis autant pour mon frère Émile. J’allais le chercher chez lui, Avenue Victor HUGO. Il était en tenue militaire de l’époque : tunique bleu ciel, pantalon garance, Képi rouge et bleu. Quand il sortit de l’immeuble les passants crièrent “VIVE L’ARMÉE” et mon frère répondit “VIVE LA FRANCE” ! Ces deux cris reflétaient bien le sentiment général du moment, mon frère avait cru devoir faire passer la FRANCE avant 1’ARMEE.
            Il avait été bien convenu avec mes frères que je devais retourner chez nos parents mais il me fallait attendre que les trains puissent amener les civils après la mobilisation. Je crois me souvenir que je partis le 19 Août et le voyage PARIS- CLERMONT FERRAND dura une nuit et une partie de la journée.
Enfin, je me retrouvais en famille dans l’angoisse générale de ce qui allait se passer. »
 
Aujourd’hui, j’ai sous les yeux son carnet de route, ouvert dès le samedi 1er Août, premier jour de la mobilisation, jour après jour, il y a laissé des notes, plus à la manière d’un pense bête que d’un journal personnel, il y mentionne ses faits et gestes entre son arrivée à Verdun (où les combats n’avaient pas encore commencé) et son admission à l’Hôtel Dieu de Marseille à la suite de sa première blessure. Nous pouvons ainsi le suivre sur les routes de la Meuse, attendant un ennemi qui ne viendra qu’à la fin Août jusqu’à son baptême du feu au soir du quel il écrira « quel triste spectacle ».
Le Dimanche 6 Septembre, blessé à deux reprises , il va errer plusieurs jours sur le champs de bataille à la recherche de secours qui ne viendront pas, il parviendra seul à atteindre un village, d’où il sera évacué le mercredi 9 septembre. Au cours de ce périple il notera sur son carnet
« Quelle triste chose que la guerre, chose stupide à mon idéal. »
De lui, il nous reste ses photos, parfois surchargée, comme le sont ses courriers, de rajouts plus ou moins délirants de sa mère. Jean est immédiatement reconnaissable, avec son air de grand gamin, souriant au milieu des mines tristes de ses camarades.
 
Il y a aussi les lettres à ses parents. Pendant quatre ans il va essayer de les rassurer sur son sort, réconfortant une mère éternellement dépressive, tout en leur décrivant sa vie de soldat, des hôpitaux militaires au retour sur le front en passant par les camps d’entraînement. Utilisant un ton presque joyeux, il va leur conter avec humour sa vie de tous les jours, jusqu’à ce jour de Décembre 1917 où il va être gazé.
 Le pessimisme le gagne, il n’y croit plus, pressent-il sa mort ? Près d’un mois avant celle-ci, il confie son carnet de pécule à son père, et à sa mère, très croyante, qu’il a toujours ménagé jusque là, il écrit :
 De Maman, j’ai eu la surprise de recevoir un superbe chapelet en bois que j’ai du laisser sur une armoire dans le pays où j’étais, c’est absolument inutile de renouveler l’expérience, je n’en suis pas plus converti et c’est dommage de perdre de l’argent pour acheter les timbres d’affranchissement.
Le 29 Juin 1918, il rédige la lettre la plus courte qu’il nous reste. Il annonce à son père qu’il retourne au front après quelques jours passés à l’arrière, « je ne m’en fais pas une miette » lui dit-il. Le lendemain, sera pour Jean sans…..lendemain.



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