Monsieur Lavigne n’était pas un pion, il était « le » pion, une caricature de pion. Pas un de ces « conseillers d’éducation » comme on peut en voir (quand il y en a) dans nos établissements scolaires d’aujourd’hui, Non, Monsieur Lavigne, en ce début des années 6O était « maître d’internat », c’est lui qui nous surveillait le soir à l’étude, à cette époque où plus de la moitié des lycéens et collégiens étaient internes. Il était même notre « maître » attitré.
Quand j’écris qu’il était une caricature du « pion », je n’exagère pas, d’abord par son physique et sa vêture, grand, maigre et légèrement voûté, il n’avait pas d’âge, contrairement à son costume noir, étriqué, luisant d’usure et probablement d’un peu de crasse, costume qui devait remonter aux années quarante, quand les vestes étaient courtes, cintrées et les pantalons larges. Une chevelure longue et gominée, jaunâtre, tirée en arrière, un nez d’aigle surmonté d’une paire de binocles d’où jaillissait un regard perçant qui clouait sur place l’auteur de la moindre incartade Monsieur Lavigne était un personnage digne de Pagnol, Merlusse ou Topaze, l’un ou l’autre, il aurait pu servir de modèle dans « le temps des secrets ».
C’était notre terreur, quand mon frère et moi avons débarqué au Lycée Mignet, nous étions déjà en classe de troisième, « la classe d’étude de monsieur Lavigne » , l’enfer que redoutait tous les internes, de la sixième à la terminale. Dès note arrivée, nous avons été prévenus, nous allions apprendre à connaître monsieur Lavigne.
Et la première confrontation fut redoutable, car, comme il se doit, il y avait parmi nous quelques petits malins qui prétendaient ne pas craindre notre redoutable Cerbère, petits malins auxquels mon frère crut devoir se joindre, pour son plus grand malheur. Merlusse.
« Lavigne tu pues, Lavigne tu pues !! » était le leitmotiv que ce petit groupe, scandait à voix basse tout en s’installant à ses pupitres. Déjà, ça manquait d’originalité, effectivement, Monsieur Lavigne, ne sentait pas particulièrement la rose, il flottait autour de lui, un savant mélange, d’odeurs de naphtaline, de gomina, d’eau de toilette bon marché agrémentés d’effluves probablement dues à une hygiène douteuse, comme pouvait le laisser penser la couleur grisâtre de ses chemises blanches, pour compléter cela, notre homme était un fumeur de cigarettes « Boyard » à papier maïs.
Notre « commando » anti-Lavigne, bien entendu, ne trouva rien de mieux que de se regrouper au fond de l’étude, là, où notre maître d’internat les attendait. Pris comme dans une nasse, la joyeuse bande ne comprit pas qu’elle s’était isolée du reste des élèves, la foudre lavignesque allait pouvoir frapper sans risque d’erreur, le poisson était appâté , il ne restait qu’à le ferrer.
Monsieur Lavigne s’était assis à son bureau, sans dire un mot, il fit circuler un plan de la salle d’étude où chacun d’entre nous indiquait son nom et sa classe, il feignait de ne rien entendre laissant montrer, crescendo, la mélopée du chœur des petits malins, encouragés par leur hardiesse. Puis, toujours sans prononcer la moindre parole, il griffonnât quels mots sur un papier, il relevât enfin le regard et prononçât le nom des « énergumènes » du fond de classe, le silence se fit, les élèves concernés se regardèrent, tout le monde attendait, enfin l’un d’entre eux osa demander
« Qu’est-ce qu’il y a monsieur ? »
« Un dimanche de colle pour chacun d’entre vous »
« Mais on a rien fait »
« Deux dimanches !! Et maintenant sortez et allez porter ceci à monsieur le censeur »
A leur retour, ce n’était deux dimanches de colle, mais trois qui figuraient sur le bout de papier.
L’ordre allait pouvoir régner