Le Mardi 3 septembre 1968, encore bercé par l’envoûtant parfum des gaz lacrymogènes et la douce caresse des bâtons de CRS, je fus brutalement arraché à ma tendre jeunesse, pour être plongé dans le monde du travail. Dans la lutte, j’y ai conquis l’insigne privilège de payer des impôts, CSG, RDS et autres délices. Je dus attendre le Vendredi 3 Septembre 2004, pour retrouver enfin mon adolescence là où je l’avais laissée. Certes, certes, quelques grammes vinrent souligner mon délicat tour de taille et la couleur de ma brune chevelure s’était entre temps très légèrement éclaircie, mais le cœur était demeuré toujours aussi juvénile.
J’avais été admis comme élève infirmier (rémunéré pendant les études) à l’Hôpital Psychiatrique Montperrin d’Aix en Provence où, à mon arrivée, je dus effectuer une sorte de circuit d’intégration, je reçus mon lot de blouses, pantalons et tabliers, ainsi qu’une cape et une paire d’espadrilles, la lingère me stipulât de bien y faire attention, car « le jour où vous partirez, il faudra tout ramener ». Au bureau du personnel, un vieux monsieur regarda mon dossier, et après avoir longuement réfléchit, m’informa que je pourrai faire valoir mes droits à la retraite à partir du 13 Janvier 2004, (s’il aurait pu me dire que ce serai un Mardi, il l’aurai fait), il jugea cependant utile d’ajouter que « de toute façon vous n’y arriverez pas », précisant que la dépression, le cancer, les suicides et les maladies de cœur me guettaient, « Ce n’est pas un cadeau qu’on vous fait en vous donnant la retraite à cinquante-cinq ans, il n’ y en a pas beaucoup qui arrivent au bout ».
Comme élèves, nous étions considéré comme la dernière roue de la charrette, nous étions ballottés ainsi, de service en service, parfois plusieurs fois par jour, sans jamais savoir où nous serions le lendemain. J’ai passé comme cela plusieurs semaines sans mettre les pieds au pavillon qui était mon lieu de stage, mais je ne m’en plaignait pas, surtout que je faisais essentiellement des remplacements à « l’infirmerie».
C’était « l’hôpital de l’hôpital », là où s’effectuait les admissions en placement d’office, mais aussi le lieu où l’on traitait les maladies « intercurrentes », de la fracture du pied à l’insuffisance rénale, nos patients étant généralement considérés comme « personna non grata » à l’hôpital général, sitôt les premiers soins d’urgence effectués, ils nous étaient ré adressés et admis à l’infirmerie. Les mourants, quelque en soit la cause de leur état de santé, étaient également soignés pendant quelques temps dans cette unité, à condition qu’ils ne soient pas confus, sinon, ils étaient « expédiés » au sinistre pavillon 3bis, qui faisait office, entre autre de mouroir.
C’est dans ces conditions que je fis la connaissance de Barthélemy MOLL, un garçon de ferme de Pont Saint Esprit, Qu’avait-il fait un jour de 1911 pour être hospitalisé à Aix ?, je n’en sais trop rien, qualifié de dément précoce (schizophrène), ces employeurs s’étaient débarrassés de lui, sans famille, originaire du Gard, qui ne possédait pas en ce temps là d’hôpital psychiatrique, il avait été « expatrié » dans les Bouches du Rhône, personne ne s’était plus inquiété du pauvre Barthélemy, le médecin de l’hôpital s’en était lui-même totalement désintéressé, d’année en année, il signait son maintien en internement sans le justifier de la moindre façon, sa fiche d’admission, calligraphiée à l’ancienne était toujours la même, Barthélemy, n’était jamais ressorti depuis son entrée avant la guerre de 1914-1918.
« Malade travailleur », (Pour les « occuper » les malades mentaux participaient aux travaux d’entretien des HP), il avait été affecté presque de suite à la ferme de l’hôpital, et depuis, il s’occupait des cochons. Cinquante sept ans plus tard, rien n’avait changé pour lui, malgré son grand âge, il continuait de porter ses seaux « d’eaux grasses » à ses bestioles, la retraite des vieux ne concernait pas les « malades travailleurs », il n’est d’ailleurs pas certain que Barthélemy aurait aimé s’arrêter de boulotter, ses cochons, il leur devait la vie, c’est son statut de travailleur de la ferme qui lui avait permis de survivre à deux guerres, en particulier à la seconde qui avait vu le taux de mortalité dans les hôpitaux psychiatriques atteindre des sommets en particulier, justement, à Aix. (Ce qu’on évitait bien de nous dire quand nous étions embauchés). « Les eaux grasses » (déchets alimentaires), Barthélemy les avaient partagées avec ses bêtes, car si la pénurie de nourriture avait emporté 80% des malades, il n’était pas question de laisser crever de faim des cochons qui finiraient dans l’assiette des « pontes » de l’hôpital ou au marché noir.
Un matin de septembre 1968, il n’avait pas pu se lever, l’interne de garde avait diagnostiqué une insuffisance cardio-pulmonaire dû à son âge avancé, transféré à l’infirmerie, il s’éteignait petit à petit, sans demander grand-chose, « Pauvre Martin, Pauvre Misère » lui aurait chanté BRASSENS. Il demeurait silencieux sur son lit, nous regardant passer, indifférent à son propre sort.
Cinq ou six jours après son admission dans l’unité, j’effectuai un nouveau remplacement à l’infirmerie, lorsque je fus appelé par un infirmier dans la chambre commune où Barthélemy était soigné. L’équipe au grand complet, surveillant en tête, se trouvait à son chevet, et l’ancien qui m’avait fait venir me demanda de prendre la tension du vieillard, je m’exécutai aussitôt afin de « mettre en pratique » ce que l’on m’avait appris quelques temps plus tôt.
J’entendis dans le stéthoscope battre son cœur mais je perdis le contact rapidement et je ne pus déterminer la minima, « recommence ! », je remis le brassard, mais je n’entendis rien, « recommence encore » me demanda l’infirmier un sourire au lèvre. Toujours rien ! « Laisse moi faire », j’abandonnais l’appareil à mon collègue, qui quelques secondes plus tard me dit, «Mais si, c’est net, recommence, tant que tu n’aura réussi à nous indiquer sa tension ».
Je me remis à l’ouvrage, deux, trois fois de suite, sous l’œil goguenard de l’équipe, toujours en vain. C’est le surveillant qui stoppa mon supplice, « Tu peux arrêter, ça fait un quart d’heure qu’il est mort ! ».
Je n’avais jamais vu de cadavre avant le sien, je regardai Barthélemy, sans voir une grande différence entre l’agonisant que j’avais aperçu en entrant dans la chambre, et le corps sans vie qui reposait sur son lit.
Je me dis aujourd’hui, que sans le savoir, les infirmiers qui m’infligèrent ce « bizutage » ont finalement permis à Barthélemy MOLL de survivre, au moins dans ma mémoire.