« MOURIR EST UN ACTE HUMAIN »
Introduction
Décembre 1983 Je viens d’arriver au CHS de Cadillac. Nouvel aumônier dans cet univers où la longue durée des hospitalisations était encore la règle, l’infirmière générale, elle s’appelait Marguerite (comme le premier nom de l’hôpital !), va me faire faire le tour des différents services pour me présenter au personnel soignant.
Je suis bien accueilli mais on me précise peu à peu quelle sera ma mission principale : si un malade est en train de mourir et si sa fiche comporte la mention « catholique » on m’appellera pour lui administrer comme on dit les « derniers sacrements. »
Je ne refusais pas cette mission, aumônier dans un hôpital d’où les malades ne peuvent sortir facilement, l’administration leur offrait, in extremis, les secours de la religion. Mais je savais où j’allais être attendu au tournant : comme de l’extrême onction au cimetière il n’y avait qu’un pas, cette « religion terminus » ne risquait pas de perturber le travail des psy !
Dans la foulée j’apprenais que dans certains hôpitaux le poste budgétaire de l’aumônier était : « Employé de la morgue » Au moins pas d’ambiguïté : le service du prêtre était dans l’esprit de beaucoup, très lié au service funèbre. Je devais me préparer à ma fonction : accompagner des morts.
Je vous rassure, je n’ai pas fait que cela pendant 15 ans au CHS de Cadillac, mais puisque mon sujet d’aujourd’hui est « mourir est un acte humain » je vais rester dans le sujet.
En essayant de ne pas jouer dans le macabre mais sans pour autant passer à côté d’une réalité qui est une des constantes les plus incontournables de notre condition humaine.
Pour que mon propos ne soit pas uniquement idéologique et pour vous en faciliter l’écoute, je vous invite à venir avec moi au CHS dans les lieux où l’on accompagnait les futurs candidats au « carré des fous ».
Ne soyez pas scandalisés si dans un premier temps je ne parle pas de religion ou de croyance, ou de foi en une vie future. C’est bien à tout homme que je m’adresse, car, humaniser la totalité de notre vie, jusque et y compris l’acte de mourir et de respecter les morts, nous concerne tous, croyants et incroyants.
Par contre quand je prononcerai le mot « d’humaniser » ce ne sera pas pour parler du ravalement des pavillons (bien qu’on ne peut nier que c’est bon de vivre dans un pavillon plus propre et plus luxueux !) mais bien de la valorisation des rencontres entre les personnes. Il y a des lieux très beaux et inhumains. Il y a des lieux très pauvres et qui peuvent être très humains au sens où je vais employer ce mot.
Dans un lieu comme l’hôpital psychiatrique c’est souvent qu’on se trouve devant des situations paroxysmiques. C’est comme si le potentiomètre était au maximum. Du coup les distorsions apparaissent mieux, soit pour rendre la mort plus inhumaine, soit pour la rendre plus douce. Du coup, comme à la loupe, on peut se rendre compte de ce qui dans la mort est un acte humain authentique ou au contraire ce qui est un déni d’humanité.
Mon propos dans cette causerie sera donc tout simple. Je vais prendre 6 exemples de la façon dont j’ai vu mourir des malades à l’hôpital, et dont j’ai vu la façon dont ils ont été accompagnés, y compris jusqu’au cimetière.
Et, pour chaque cas, essayer de vous montrer comment on peut humaniser l’acte de mourir, que ce soit pour le mourant lui-même, que ce soit pour l’accompagnant infirmier, que ce soit pour les membres de la famille, que ce soit pour l’employé des pompes funèbres…que ce soit pour le jardinier qui entretiendra le cimetière !
Car si mourir est un acte humain, même à des degrés d’accompagnement différent, il nous concerne tous ! Et, s’il sera question de savoir comment humaniser les derniers instants du mourant, il sera aussi question de savoir comment humaniser l’accompagnement du mort
Alors il se trouve que j’ai des exemples multiples. Je vous promets de ne rien inventer, seulement vous demander de l’indulgence si ma mémoire en rajoute, ou si elle en oublie.
Je vous propose six situations à partir de six exemples : Comment humaniser une situation quand on se trouve devant :
- L’indifférence totale devant la mort
- Le refus de l’acte de deuil
- Devant une situation tellement cocasse que les bras vous en tombent !
- Quand une mort semble être le résultat d’une certitude médicale.
- Devant les prémonitions d’une mort annoncée
- Enfin que nous révèle de notre humanité le comateux que l’on prolonge
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Un premier exemple : l’indifférence devant la mort
J’ai souvenance du premier mort que j’ai eu à accompagner à mon arrivée au CHS. Il était hospitalisé dans un des services les plus difficiles de l’hôpital. Je me rends donc à ce service pour signaler l’heure des obsèques.
Je tombe sur un infirmier pour demander qui, dans le service, pourrait venir accompagner le défunt à l’église puis au cimetière. Naïf que j’étais.
« Oh vous savez, ici, un malade qui meurt où une chaise que l’on bouge, c’est pareil ! »
J’ai pris la remarque en pleine figure mais elle était d’un réalisme et d’une vérité éclatante. Et elle était la traduction exacte du titre qui l’on voulait donner d’abord pour les manifestations autour du cimetière de l’hôpital : Le carré des fous, le cimetière des aliénés puis, en mieux : le cimetière des oubliés. !
Quant on est mort on devient plus ou moins « une chose », et oui, une chaise que l’on va bouger pour faire de la place, c’était bien vu !
Que pouvais-je humaniser dans un pareil cas ? Plutôt que de me scandaliser j’ai essayé de comprendre, et d’abord de ne pas juger l’infirmier qui m’avait fait cette remarque. J’ai donc causé un peu avec lui.
Durant 8 heures par jour, voilà un homme qui se trouvait avec des malades qui ne parlaient pas, qu’il fallait faire manger, qui étaient incontinents et qui ne s’apercevaient même pas que leur voisin de fauteuil n’était plus là, alors qu’il était à côté de lui depuis peut-être des années.
Quel besoin de l’accompagner à la chapelle et au cimetière !
Et ma première découverte fut pour comprendre que, peut-être, l’indifférence de cet infirmier face à la mort était le seul moyen qu’il avait à sa disposition pour pouvoir tenir le coup, huit heures par jour.
Si incroyable que cela puisse paraître, l’indifférence de ce soignant, était l’ultime chance qu’il avait de rester humain, au moins vis-à-vis de lui-même.
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Deuxième exemple : le refus de l’acte de deuil
Mme X. était à l’hôpital depuis plusieurs années. Sans aucune visite de ses filles qui habitaient respectivement Bègles et Bordeaux.
Mme X. décède à l’hôpital et l’on prévient sa famille.
Il se trouve que je suis le premier à saluer les 2 filles, tout de noir vêtues, qui arrivent à la chapelle. Après les condoléances d’usage je leur propose de venir au dépositoire où le corps de leur mère reposait pour qu’elles puissent voir leur mère une dernière fois.
Elles acceptent de venir, mais à une condition : ce sera de ne pas revoir leur mère. Et elles argumentent avec force larmes : « Nous aimions notre mère, nous ne sommes pas comme ces infirmiers et infirmières qui n’ont pas de cœur et qui vous soignent les malades sans avoir d’émotions, etc. etc.
Elles acceptent donc de venir au dépositoire. Elles vont se réfugier dans un angle de la pièce sans même saluer une infirmière qui se trouvait près du cercueil. A voix basse je m’enquiers que c’est bien cette infirmière qui soignait le plus souvent Mme X.
Je m’approche des deux filles, toujours réfugiées un peu loin :
« Il y a ici une infirmière qui a soigné votre maman depuis 3 ans. Voudriez-vous qu’elle vous dise en quelques mots comment votre maman allait et comment elle s’est éteinte ? »
Comment ne pas saluer le travail de cette soignante, et comment ne pas être admiratif quand elle le fait avec souvent tant d’humanité ! Elle a rassuré les filles, elle ne les a pas culpabilisées. Les trois femmes se sont approchées du cercueil, et en regardant le visage de leur mère ce sont de vraies larmes qui coulèrent alors…
Après l’enterrement je proposais aux 2 filles de les raccompagner sur Bègles et Bordeaux. J’apprenais qu’elles étaient toutes les deux mariées, mais que les gendres n’avaient aucun désir de s’encombrer d’une belle mère malade. Les filles étaient partagées entre leur mari, leurs enfants et leur mère. De conditions modestes, elles n’avaient même pas de voiture, etc. etc.
Permettre a ces femmes de ne pas rester dans une fausse émotion, mais pour autant ne pas les dispenser du chemin à faire. N’était-ce pas humaniser la mort ?
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3° exemple : quand les bras vous en tombent !
Là je vais donner des prénoms : Charles et Ida !
Charles et Ida sont suivis par l’hôpital en externe. Un homme et une femme comme beaucoup qui peuvent sortir de l’hôpital parce qu’ils ont trouvé, avec un autre patient, le partenaire qui va leur permettre de subsister dehors sans être affrontés à la solitude.
J’avoue qu’en voyant Charles partir pour le marché en tirant sa carriole, suivi de Ida la cigarette au bec, c’était un spectacle unique.
Or, un beau matin si j’ose dire, Charles meurt. Dans l’après-midi je passe dire un mot à Ida. Merci, merci. Et elle me parle de Charles : « Oh il était brave, mais il buvait » « J’essayais de l’en empêcher mais ce n’était pas possible. » « Mais il était brave vous savez, mais il était cochon »
Et, sans transition : « Est-ce que je peux en prendre un autre ? »
Charles était encore chaud. J’avoue que je n’ai pas su quoi répondre sur le champ. Alors elle ajoute : « L’infirmier m’a dit que je devrais attendre un peu. » Je n’ai pas dit le contraire.
Le lendemain, obsèques de Charles à la chapelle du CHS. Quelques infirmiers et infirmières étaient là. Je ne me souviens pas de ce que j’ai dit, mais ce que je sais c’est qu’en sortant de la chapelle pour nous rendre au cimetière, Ida me prend le bras, et me voilà, menant le deuil avec elle derrière le corbillard !
Je ne pense pas que ceux qui m’ont vu en aient tiré quelque anguille sous roche ! Je n’étais pourtant pas au bout de mes étonnements
En effet, en fin d’après midi, passant devant la maison d’Ida, je m’arrête pour dire un dernier petit bonsoir. Le refrain de la veille reprend : « Oh il était brave, mais qu’est-ce qu’il était cochon, mais il était brave ! »
Sans transition, je vous le jure, elle enchaîne : « Vous me faîtes un petit câlin ? »
Le sujet de ce soir, c’est bien comment faire de la mort un acte humain. Alors je vous pose la question : Comment répondre à Ida en ayant pour premier souci d’humaniser un peu cette femme et, reconnaissant ce qu’elle est, ne pas me moquer, ne pas la renvoyer comme si sa question n’était pas une vraie question ?
« Ida, si je vous faisais un petit câlin, (c’est en fait à un vrai câlin qu’elle pensait alors je commençais à prendre un peu de distance) il faudrait que ce ne soit pas le dernier, et vous savez que je ne pourrais pas vous en faire autant que vous en auriez besoin…Je dois vous manifester que je vous aime bien autrement. Et tenez, en attendant celui qui pourrait vous en faire, prenez un peu le temps de penser encore un peu à Charles que vous avez aidé à moins boire.
Pour humaniser cette situation j’avoue quand même qu’il fallait avoir de l’imagination !
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Quatrième exemple : La mort de Michel est-elle le résultat
d’une certitude médicale ?
Je pourrais intituler la mort de Michel en disant : comment humaniser les certitudes médicales ! Quelle prétention me direz-vous !
Michel. Dire la messe avec Michel dans la chapelle n’était pas une mince affaire. Quasiment à la fin de chaque phrase que je prononçais à l’autel : « D’accord »
C’était sa façon de dire « Amen », mais il me mettait à bout. Alors une fois, je sors de mon rituel et je m’adresse à Michel : Michel, s’il te plait, ne dis pas toujours d’accord dés que je parle. Et Michel, plus fort que d’habitude : « D’accord ! »
Un jour, un infirmier était venu, dans le cadre de son travail, accompagner Michel à la messe. Il craignait, légitimement, que le délire habituel de Michel soit amplifié par le cadre de la prière.
A la fin de la messe l’infirmier vient me voir : François, tu as avec ta liturgie une thérapie extraordinaire : nous n’arrivons pas à stabiliser Michel qui fait tout et n’importe quoi n’importe quand, et à la chapelle, durant trois quart d’heure, je le vois calme, suivant les différents moments de la messe et pour une fois se mettre « d’accord » avec son entourage !
Michel, près de 50 ans, inquiétait les soignants. Il avait avec sa mère un rapport fusionnel relevant de la tendre enfance. Et les services s’inquiétaient chaque fois qu’il était allé passer quelques heures avec elle.
Or, sa mère décède. A l’étonnement de tous, Michel ne montre aucune émotion, même lors des obsèques où, très accompagné par une infirmière, il ne pleure pas, reste calme, presque froid.
Huit jours se passent. Un matin, Michel se plaint de l’estomac. Radios : Double perforation de l’estomac.
Le diagnostic semble évident : Michel avait somatisé la mort de sa mère. Mais qui peut en vouloir à un psy de penser à la cause psychique de la maladie ?
Il est envoyé à l’hôpital de Langon. Il faut que Michel fasse le deuil de sa mère. Et pour faire ce deuil il ne faut pas qu’il croie qu’une autre personne pourra la remplacer
Consigne est donc donnée : que les infirmières les plus proches de Michel n’aillent pas le voir.
Je ne tombais pas sous le coup de l’interdit. Je vais voir Michel. Il était seul dans la chambre, condamné, pour guérir, à prendre conscience que rien ni personne ne pourrait remplacer sa mère.
Il mourait quelques jours plus tard. Inutile de vous dire que tout le monde a été ému au pavillon de Michel. Je pensais alors au bébé dont la mère meurt à la naissance et à qui l’on dirait : il ne faut pas que tu crois que la personne qui va te donner à téter est ta mère, alors on va te le faire comprendre en te laissant seul quelques jours….
Mais Michel était encore un enfant. Sans doute aurait-il fallu le soigner comme un enfant, et accepter une mère de substitution ?
5° exemple : Les prémonitions d’une mort annoncée
La mort de Bruno est pour moi une question récurrente : Bruno était sans cesse à dire des blagues. Mais des blagues sérieuses : il avait acheté un poste qui valait un prix d’or. Il annonçait la mort d’un ami ce qui justifiait sa tristesse. Bref des propos crédibles mais on se demandait toujours si c’était vrai, etc. etc.
Bref, plus personne ne croyait Bruno. Et je dois avouer que lorsqu’il me demandait un service qui relevait de ma compétence, par exemple se confesser, je n’arrivais pas à croire qu’il disait vrai et, doutant de la validité de sa demande, je lui disais toujours « non ». Tu ne me feras pas croire n’importe quoi !
Un jour il demande à son infirmier : je voudrais qu’on m’appelle François car je sens que je vais mourir.
B. effectivement avait eu un petit souci cardiaque, mais inutile de vous dire que l’infirmier ne l’a pas pris au sérieux. Mais lorsque, dans la nuit, il a fait effectivement un arrêt cardiaque, tout le monde a été consterné.
Avec ses amis on a réfléchi : Bruno venait de payer de sa vie le besoin qu’il avait, au moins une fois, d’être cru.
C’est sur ma propre façon d’humaniser mon écoute que la mort de Bruno m’a interrogé. Voilà un malade qui vient, un malade où n’importe qui d’ailleurs. Je crois connaître son discours par cœur, j’ai la réponse avant qu’il ait même fini sa question. Je n’écoute pas. Alors tous les gars comme Bruno qui ont besoin d’être écoutés vraiment en rajoute, en rajoute. Et au lieu de comprendre que ce rajout d’invraisemblances est une demande d’écoute amplifiée, je tranche : tu délires ! Evidemment il délirait. Il ne pouvait que délirer devant mon manque d’écoute !
Sauf le jour, où dans une demande encore plus délirante : appelez-moi François car je vais mourir, il a, par sa mort (naturelle ce qui est le plus fort) montré son besoin d’être cru.
6° exemple : Comment se comporter devant le comateux
pour l’accompagner en tant que personne
Vous avez pu remarquer que jusqu’à maintenant je suis resté dans le sujet : mourir un acte humain. Et je pense vous avoir montré qu’il y a tout un champ de réponses où tout recours à une croyance religieuse n’est pas nécessaire pour respecter jusqu’à la fin la personne qui meurt. Tous ceux qui accompagnent un mort peuvent participer à cette humanisation.
Si je garde cet accompagnement pour la fin c’est qu’il est je crois le plus représentatif du lien qu’il peut y avoir cependant entre l’humain et une croyance religieuse.
Je reçois un téléphone d’un pavillon. François, nous avons une patiente dans le coma depuis 8 jours. Sur son carnet il y a marqué : « catholique ». On te la signale mais tu sais elle est complètement inconsciente…
Effectivement, l’infirmier me mène dans la chambre de la comateuse. Elle avait des tuyaux partout et de toute évidence elle n’avait aucune conscience. Elle était doublement inconsciente d’ailleurs puisque, avant son coma, elle n’avait déjà plus sa tête comme on dit.
L’infirmier me laisse avec la malade. Que puis-je faire ? Je savais que le sacrement des malades et la prière que je pouvais faire sur elle en lui faisant l’onction avec l’huile sainte sur son front avait un sens bien au-delà de la compréhension rationnelle que je pouvais avoir du rite. Mais il me semblait que c’était trop facile pour moi de m’en tirer ainsi.
Alors je me suis dit : Que pouvais-je donner à cette agonisante qui soit un vrai cadeau, quelque chose que, une fois donnée, je ne pourrai plus reprendre. Mais bien sûr, c’est mon temps !
Pendant une demi-heure je suis resté prés d’elle, la regardant avec ses tuyaux partout. Je pensais que j’étais prés d’un être vivant, pas devant une chose. Je pensais aux infirmiers qui l’aidaient à vivre malgré ce coma et que cela ne devait pas être facile pour eux. Mais s’il faisait vivre cette personne c’était que la vie est plus importante que tout.
J’en étais convaincu pour des raisons humaines mais j’ajoute que de croire que l’Esprit Saint habitait ce corps délabré me permettait de faire en même temps une adoration silencieuse.
En sortant de la chambre, l’infirmier m’interpelle : « Eh bien tu en as pris du temps ! Qu’est-ce que tu as fait ? »
- « Qu’est-ce que j’ai fait ? Rien ! »
- « Rien ? »
- « Rien ».
Je lui explique que j’aurais pu effectivement faire la prière de l’extrême onction, et que je croyais à son efficacité, et même que c’était la meilleure chose que Jésus nous avait laissée pour accompagner un mourant. Mais en ne faisant rien en lui donnant seulement de mon temps, je pensais lui avoir donné mieux que le meilleur que nous avait laissé l’église !
Et pour prendre un langage concret j’ajoutais : Tu sais, avec le sacrement j’avais une bonne perf ! Mais aujourd’hui j’avais mieux que ma perf !
L’infirmier m’invite alors à prendre un café. Le sujet était trop important pour lui. Il m’apprend alors que l’interne qui soigne cette malade, lui donne depuis 8 jours toutes les perfs qu’il faut pour l’empêcher de mourir, mais que chaque matin, en posant les fameuses perfs, c’est un supplice pour les soignants. On pose la perf et on s’en va. Et du coup il y en a qui s’ingénie à arriver en retard pour ne pas avoir à le faire.
Comme quoi, poser une perf pour qu’un malade ne meurt pas n’est pas forcément la meilleure façon d’humaniser la mort…
Cette malade me révélait deux choses : la première c’est que l’acharnement thérapeutique n’est pas forcément la manière la plus humaine d’accompagner un mourant. Et la deuxième c’est que le respect du mourant me donne la clé d’un des mystères les plus importants de ma foi : l’homme est le temple de l’Esprit Saint. Le respect ultime que je dois à tout homme c’est qu’il est habité par Dieu lui-même, et que je n’ai pas à disposer de sa vie.
Mais je pense qu’un incroyant est capable d’avoir ce respect absolu de la vie humaine. Je mets maintenant les pieds dans le plat : à condition de ne pas dire que « mourir dans la dignité » c’est se donner une mort prématurée…
Conclusion
En novembre dernier je crois, une plaque a été posée à l’entrée de Boissonnet en mémoire de Mr Mery, assassiné en 1982 par un ancien malade revenu sur les lieux de son hospitalisation 10 ans plus tard pour commettre son forfait.
La direction de l’hôpital me demandait de dire un mot d’amitié. Ayant eu l’occasion de rencontrer souvent un des fils de Mr Mery j’ai pu parler d’une chose qu’il est difficile d’évoquer, sinon quand on est en face de l’intéressé.
Comment faire pour qu’un assassinat puisse déclancher en nous autre chose que de la haine et de la vengeance. Car autant je crois que ces sentiments sont humains et que je n’ai pas le droit de les nier, autant je crois qu’ils n’expriment pas le tout de l’humain.
Ce qui veut dire qu’au-delà de l’humain que représentent ces premiers cris de notre humanité, il y a un plus humain au-delà du cri.
Vivre avec la haine au cœur, vivre avec la vengeance au cœur peut dans un premier temps être nécessaire à notre survie, mais ces sentiments n’expriment qu’un début, un début qui relève de notre incontournable condition humaine mais qui n’en donne pas la fine pointe.
Je me permets donc de relire le mot que j’ai prononcé en regardant Serge Mery, le fils dont le père avait été assassiné, Serge qui avait, au bout de 25 ans pu envisager autre chose que la vengeance :
« Serge, aujourd’hui ton père peut reposer en Paix. Cette plaque perpétue sa mémoire, au-delà de l’assassinat, d’une victoire sur la mort dont on peut ressusciter : la victoire du pardon accordé et de l’amour qui ne meurt pas. Ta victoire, Serge, et je l’espère votre victoire, amis qui êtes ici, même si elle n’est jamais complètement acquise pour tous. »
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Chers amis qui avez tant œuvré, dans toutes ces manifestations, pour évoquer l’histoire des morts dans les hôpitaux psychiatriques, comment ne pas vous dire merci de m’avoir permis d’y apporter mon petit bouquet.
Et puisque le parfum de ce bouquet a transpiré dans tel ou tel journal, comment ne pas vous dire que mon souhait le plus fervent est, qu’après avoir accompagné au carré des fous tant et tant de malades, je puisse avoir l’honneur d’y reposer auprès d’eux.
François BARRE