Professeur Michel Bénézech 26 novembre 2009
Psychiatre, légiste, criminologue
266, rue Judaïque
33 000 Bordeaux
05 57 81 76 86
Mesdames. Messieurs.
Le cimetière de « l'asile d'aliénés de Cadillac », selon la terminologie officielle de jadis, nous semble correspondre aux critères patrimoniaux justifiant son inscription au titre des Monuments historiques. En effet :
§ Il est ancien ;
§ Il est authentique, non dénaturé, «dans son jus », à peu près dans l'état où il a été abandonné et où reposent environ 3500 défunts dont 895 sépultures sont toujours identifiables ;
§ Il est exceptionnel, seuls six autres cimetières des « fous » existant encore dans notre pays : Leyme dans le Lot, Mayenne dans la Mayenne. Vauclaire en Dordogne. Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées. Saint-Robert dans l'Isère, Saint-AIban dans la Lozère. Cette rareté le situe donc dans une série identique très limitée.
§ Il est documenté par une recherche scientifique publiée en 2007 dans la revue nationale « Histoire des sciences médicales » ;
§ Il est en danger, soit d'être utilisé comme parking et/ou voie d'accès à de nouveaux bâtiments en projet immédiat, soit de servir d'agrandissement au cimetière communal qui le jouxte sur toute sa longueur, perdant ainsi son originalité, sa singularité, sa spécificité de cimetière réservé exclusivement aux malades mentaux hospitalisés. Rappelons de plus que la dernière inhumation en ce lieu date de l'an 2000 et que dix ans après, soit en 2010. Il peut être «aliéné», c'est-à-dire cédé ou vendu, selon les dispositions de l'article L 2223-8 du Code général des collectivités territoriales. Par ailleurs, ces dernières semaines, des travaux de déblaiement ont porté sur le rang d'inhumation 79 et 76 tombes ont été mises à la reprise.
§ Il a enfin et surtout une « fonction mémoire » symbolique, sociologique, culturelle ;
A. ) Dans l'histoire de la commune, étant indissociablement lié à sa tradition hospitalière et d'enfermement, à l'ancienneté de l'hospice (Xlè siècle) devenu asile d'aliénés (1838) puis maintenant centre hospitalier, à celle du Château des Ducs d'Epernon longtemps prison puis institution d'éducation surveillée pour femmes (1822-1952). à celle des religieuses appartenant à la congrégation des Filles de la Sagesse qui régentèrent ces deux établissements (1808-1^30), à celle des dizaines d'anciens combattants de la guerre 14-18 morts à l'hôpital, qui possèdent leur propre carré d'inhumation mais aussi de nombreuses sépultures dispersées dans \c cimetière, à celle de la famine des internés pendant la Seconde Guerre mondiale, plus de 600 malades étant décédés courant 1940. la plupart de cachexie carentielle, de dénutrition.
B. ) Dans l'histoire de la médecine et plus particulièrement de la psychiatrie française, depuis la loi sur l'internement asilaire du 6 juin 1838. les transferts entre établissements de la région parisienne et la province étant fréquents et la moitié des « aliénés » décédant autrefois dans l'asile où ils étaient internés.
C. ) Dans l'histoire des migrations européennes, lors des révolutions et des guerres, les inhumés, majoritairement indigents, appartenant à toutes les nations et à toutes les religions : femmes russes juives avant fuis le bolchevisme, d'abord internées dans les asiles de la Seine puis transférées à Cadillac, soldats musulmans d'Afrique Noire ou du Nord, émigrés d'Espagne, d'Italie et d'Europe centrale, marins de tout bord, réfugiés, et même vagabonds internationnaux. Comme j'ai pu le constater dans mes recherches actuelles sur les causes des décès à l'hôpital de Cadillac avant la découverte des thérapeutiques modernes.
La valeur patrimoniale principale de ce site historique ne réside donc pas bien entendu dans l'esthétique de l'objet, mais dans les représentations qui lui sont directement liées, c'est-à-dire dans le contexte temporel, spatial, historique. Seule une société matérialiste, barbare, ayant oublié ses racines, sa culture, son respect des défunts ne s'attacherait qu'à sa forme, sa pauvreté esthétique, sa modestie, son abandon, ignorant le fond, à savoir sa significativité. Sa représentativité, sa symbolique, son oecuménisme, sa mise en relation avec le passé local, national et international, son « épiphanie » du souvenir, l'émotion intense qui s'en dégage relativement à son dépouillement, aux personnes inhumées, à leurs destins tragiques et à leurs proches.
Le but de notre association des « Amis du cimetière des oublies de Cadillac sur Garonne » est bien sûr la conservation de ce site non dénaturé comme patrimoine historique de la Bastide de Cadillac, mais encore de réfléchir sur son devenir en tant que « parc cimetière» pour qu'il soit mis en valeur et devienne un lieu de visite, de recueillement, de repos, de sérénité pour les vivants qui prendraient connaissance de ses origines, des institutions et de l'histoire de la cité, qu'il participe donc à un tourisme culturel et économique intégré à celui de la commune, de la rive droite de la Garonne et du territoire de Entre-deux-Mers.
Dans cette noble perspective, nous sommes tout à fait disposés à travailler avec les services culturels locaux, départementaux et régionaux. Nous avons divers soutiens, dont celui de l'opinion publique, de Michel Suffran, du conseil de l'Ordre des médecins de la Gironde qui a adressé en date du 5 novembre 2009 un courrier à Monsieur le Conservateur régional. Nous vous demandons donc de nous aider à protéger ce singulier et remarquable site de mémoire en l’inscrivant au titre des Monuments historiques.
Au nom de notre association, des malades mentaux, de la Culture et de l'Histoire, je vous remercie de votre attention.
Professeur Michel Bénézech