Vous savez ce qu’est un « Bourras » non ? Alors je vais vous expliquer, le « bourras » est un morceau de tissu, genre toile de jute, de deux mètres sur deux, qui sert, normalement, à emballer le tilleul au moment de la récolte, j’écris normalement parce qu’il a la particularité de posséder les pouvoirs magiques quand vient l’heure de la sieste, mais j’anticipe, essayons de reprendre les choses dans l’ordre. Pour commencer, je vais vous offrir un petit voyage, nous quittons donc notre beau Languedoc afin de nous aventurer en Provence, pour être plus exact je vous amène en Drôme provençale, ce petit bout de terre de Provence au Nord du Ventoux que les technocrates du 18ème siècle ont rattaché à un département issu de l’ancienne province du Dauphiné. Ce sont les « Baronnies » nichées dans la haute vallée de l’Ouvèze et de ses affluents, un petit « Luberon » pour l’instant ignoré des promoteurs, au paysage dominé par un arbre, le tilleul.Il est partout, dans les cours des fermes, au milieu des lavandes, mais aussi au bord des routes auxquelles il offre une ombre fort agréable, mais aussi fort rentable, du moins jusqu’à ces dernières années. Il y encore deux ou trois décennies, « les ponts et chaussées » concédaient la récolte des tilleuls aux enchères, généralement c’était les petits paysans locaux qui pouvaient ainsi exploiter cent ou deux mètres linéaires de route à coté de leurs fermes. Ils étaient parfois aidés par des saisonniers qui suivaient, comme Annibal l’avait fait deux millénaires avant eux, la vallée de l’Ouvèze, le tilleul ayant cette délicatesse de bien vouloir munir au fur et à mesure que la route s’élève, offrant du travail pendant près d’un mois à ceux qui décidaient de l’accompagner dans sa maturation.
Cousinade sous les tilleuls des Ponts et Chaussées
Mon beau-père n’avait pas recours aux enchères, il avait juste ce qui fallait de tilleuls sur son terrain pour assurer la cueillette pendant les quelques jours où celle-ci était possible. Elie était un brave homme, un ancien berger autodidacte, qui savait tout faire, en particulier des enfants, avec Marcelle, ma belle mère, ils en avaient eu neuf. Pendant la guerre il avait ravitaillé les maquis, ce qui était gonflé de la part d’un homme qui avait pour nom de famille SAMUEL et que le curé du village avait eu la malencontreuse idée de faire prénommé Elie. De quoi attirer l’attention du commissariat aux affaires juives et de la milice mais un incontestable certificat de baptême lui avait finalement évité les pires ennuis. Comme beaucoup de petits paysans de montagne, ses petits lopins de terre dispersés de tous cotés ne lui permettaient pas de nourrir sa famille, heureusement un emploi de cantonnier était venu à point pour lui permettre de boucler les fins de mois. Quand aux extras , il ne pouvait l’espérer que grâce au tilleul que lui achetait Monsieur DUCROS, vous savez celui qui se décarcassait pour vous offrir des épices et dont l’épouse était l’institutrice de ma Dame Zette, une des six filles de mes beaux-parents. (La plus belle bien sûr !!!).
Le Bourras La Cueillette
Hummmm, j’ai bien dormi, et vous ? Je vous disais donc qu’à la fin du mois de Juin, toute la famille se lançait dans la cueillette, et quand je dis toute la famille, c’est vraiment toute la famille, nous nous répartissions les arbres entre les beaux frères, et formions de petites équipes où chacun avait son rôle, Elie était chargé de la pose des échelles, fallait être costaud comme lui, pour manœuvrer les 6 ou 7 mètres de « l’escale » en forme de fine flèche à peine large d’une quinzaine de centimètres à son sommet,juste ce qu’il fallait pour poser un pied devant, et un autre par dernière en enroulant la jambe autour de la cime, j’ai oublié de vous dire qu’une fois en haut, il fallait pouvoir se lâcher des deux mains pour effectuer la cueillette , pas question d’avoir le vertige, ni le mal de mer, car au sommet ça balançait. Une fois que mon beau père avait attaché l’échelle à des barres de bois, elles même fixées aux branches grâce à de la ficelle,il me revenait le privilège de faire l’acrobate tout en haut, ma dame Zette se positionnait un peu plus bas, et nous remplissions les sacquettes de fleurs de tilleul, éprouvant cette délicieuse sensation de cueillir des billets de banque à pleine main, chaque poignée attrapée c’est de l’argent qui tombe dans l’escarcelle, il n’y pas de frais derrière ce qui est pris est définitivement gagné, et la fleur bruisse dans la main comme un « Delacroix » , hélas, il en faut et il en faut des poignées de fleurs avant de les convertir en billet. Au fur et à mesure de la cueillette on taille l’arbre, coupant tout ce qui n’est pas accessible à partir de l’échelle, c’est ce qui lui donne cette forme si caractéristique, plat sur le dessus et cylindrique sur les cotés. Les branches coupées, (les brous) sont dépouillées de leurs fleurs par les enfants et les personnes âgées assises sous l’arbre. Pendant ce temps, Elie plaçait d’autres échelles où nous grimpions une fois terminée « l’échellée » précédente, en n’oubliant pas de vider la sacquette sur le bourras.
Enfin sonnait l’heure du « croustet », d’une équipe à l’autre nous nous interpellions, afin de nous retrouver sous l’arbre le plus majestueux. Des paniers sortait la « biasse », composée de saucissons et de pâtés, « maison » et du fromage de chèvre de la Marcelle, tandis que du ruisseau réapparaissait les bouteilles de vin de la vigne d’Elie, (le « pétaillan » comme il le nommait) et ses melons dont il était si fier. Les bourras devenaient pour quelques instant des nappes de fortune, autour desquelles nous saucissonnions tout en blaguant de ci de ça, évoquant les récoltes précédentes et ceux qui s’étaient rompu de cou en tombant de l’échelle pour y être remonté après avoir trop abusé du petit vin ou de la piquette. Comme entre nous, nous sommes un peu langue de peille, et très coquinasses nous parlions des vertus magiques du Bourras qui à la propriété de facilité la procréation lors des petites siestes crapuleuses d’après croustet. On dit même qu’il guérit la stérilité féminine, certaines dames mariées depuis longtemps et sans enfant, s’étaient ainsi retrouvées enceintes après la « campagne du tilleul » et avaient enfanté de beaux marmots qui avaient les yeux d’un saisonnier.
Remorque de Tilleul dans les Bourras
Foire au Tilleul à VILLEFRANCHE le Chateau
Il y a trois ans, les vendeurs ont attendu en vain la venue des camions des acheteurs, pas un seul d’entre eux, pas même Monsieur DUCROS, n’a voulu se décarcasser pour venir leur acheter leur « pausite » (récolte). Aujourd’hui les tilleuls poussent librement, plus personne ne les taille, ils ont déjà perdu leurs belles formes caractéristiques et les belles dames devront désormais faire appel à la procréation in vitro.
Eglise de Villefranche le Chateau